La fuite de l’ombre invisible : le caméléon

Un étranger fuit son ombre invisible, car la tension de la confrontation est trop intense, trop effrayante, trop angoissante. Cette ombre lui apparaît comme un monstre qu’il voudrait arracher de lui, détruire par mille stratégies et dont il craint surtout que les autres puissent l’apercevoir, deviner son existence à son insu.

Pour se protéger de lui-même, l’étranger cherche alors à se créer, tel un caméléon, des couleurs capables de le dissimuler. Il les choisit parmi celles qui plaisent au monde, afin de pouvoir goûter à l’amour, à l’appréciation, à la liberté, à la sécurité, à la réussite, à la reconnaissance — en un mot, à la vie.
Il s’habille comme tout le monde, habite comme tout le monde, mange et boit comme tout le monde. Il travaille, voyage, achète, vend, donne et prend comme tout le monde. Il conçoit le mariage, la famille et les enfants comme tout le monde.
Il comprend la tristesse, le bonheur, l’injustice, la justice, la loi, les maîtres, les femmes, les hommes, la raison, la passion, la douleur, la connaissance de soi, le temps, le mal, le bien, la sexualité, la beauté, la mort, le plaisir, la prière — comme tout le monde.
Il parle comme tout le monde, emploie les mêmes mots, les mêmes concepts, les mêmes idées, les mêmes images, les mêmes expressions, les mêmes métaphores. Il écoute les mêmes musiques, danse de la même façon, pratique les mêmes sports, les mêmes loisirs. Parfois, il va jusqu’à exagérer la ressemblance, à montrer une adaptation totale, une fusion parfaite et sans défaut.

Mais un étranger ne peut jamais réellement être ce qu’il n’est pas. La contradiction finit toujours par se faire sentir. Son ombre, invisible pour lui, peut apparaître criarde aux yeux des autres. Il vit donc dans la crainte permanente d’être démasqué et dévoilé.
Il redoute son ombre, son monstre, son cri et son hurlement, qui pourraient surgir du fond des ténèbres et résonner en échos de plus en plus monstrueux et haineux.
De peur, sa langue se tait, ses yeux s’aveuglent, ses oreilles se bouchent.